La bataille mondiale pour le contrôle des technologies stratégiques : Quand la sécurité nationale rencontre l’innovation

Dans un monde où l’innovation technologique rime avec puissance économique et militaire, les États renforcent leur arsenal réglementaire pour protéger leurs joyaux technologiques des convoitises étrangères. Plongée au cœur d’un enjeu géopolitique majeur qui redessine les contours de la mondialisation.

L’émergence d’un nouveau paradigme : la tech comme enjeu de souveraineté

La course à l’innovation technologique est devenue un enjeu crucial de souveraineté nationale. Les technologies critiques, telles que l’intelligence artificielle, la 5G, les semi-conducteurs ou le quantique, sont désormais perçues comme des atouts stratégiques par les États. Cette prise de conscience a conduit à un durcissement global des réglementations encadrant les investissements étrangers dans ces secteurs sensibles.

Ce changement de paradigme s’inscrit dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, notamment entre les États-Unis et la Chine. La crainte de voir des technologies de pointe tomber entre les mains de puissances rivales a poussé de nombreux pays à ériger des barrières réglementaires pour protéger leurs champions nationaux et leur avance technologique.

Le cadre juridique européen : entre ouverture et protection

L’Union européenne a adopté en 2019 le règlement 2019/452 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers. Ce texte, entré en vigueur en octobre 2020, vise à harmoniser les pratiques des États membres tout en leur laissant une marge de manœuvre importante.

Le règlement européen identifie plusieurs secteurs sensibles, dont la cybersécurité, l’aérospatial, le stockage de l’énergie, les technologies quantiques et l’intelligence artificielle. Il instaure un mécanisme de coopération entre les États membres et la Commission européenne, permettant l’échange d’informations sur les investissements étrangers susceptibles d’affecter la sécurité ou l’ordre public.

En France, le dispositif de contrôle des investissements étrangers a été renforcé par le décret du 31 décembre 2019. Ce texte a élargi le champ des secteurs soumis à autorisation préalable et abaissé le seuil de détention du capital déclenchant le contrôle à 25%. La crise sanitaire a conduit à un nouveau durcissement en 2020, avec l’abaissement temporaire du seuil à 10% pour les entreprises cotées.

L’approche américaine : une politique de plus en plus restrictive

Les États-Unis ont considérablement durci leur politique de contrôle des investissements étrangers ces dernières années. Le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), créé en 1975, a vu ses pouvoirs renforcés par le Foreign Investment Risk Review Modernization Act (FIRRMA) de 2018.

Cette loi a élargi le champ d’action du CFIUS, lui permettant désormais d’examiner non seulement les prises de contrôle, mais aussi certains investissements minoritaires dans des secteurs sensibles. Elle a introduit des déclarations obligatoires pour certains types d’investissements, notamment ceux impliquant des technologies critiques ou des infrastructures critiques.

L’administration américaine a particulièrement ciblé les investissements chinois, comme l’illustre l’affaire TikTok en 2020. Cette approche s’inscrit dans une stratégie plus large visant à maintenir la suprématie technologique américaine face à la montée en puissance de la Chine.

La Chine : entre ouverture sélective et protection des intérêts nationaux

La Chine a longtemps été critiquée pour son manque de réciprocité en matière d’investissements étrangers. Si le pays a progressivement ouvert certains secteurs aux capitaux étrangers, il maintient un contrôle étroit sur les domaines jugés stratégiques.

La loi sur les investissements étrangers entrée en vigueur en 2020 vise à améliorer l’environnement des affaires pour les entreprises étrangères. Toutefois, elle maintient des restrictions importantes dans les secteurs sensibles, notamment via la liste négative qui énumère les domaines interdits ou restreints aux investisseurs étrangers.

En parallèle, la Chine a renforcé son propre dispositif de contrôle des investissements sortants, notamment pour limiter les acquisitions jugées irrationnelles dans des secteurs non stratégiques. Cette politique vise à réorienter les investissements chinois vers des secteurs clés, en ligne avec les objectifs de développement technologique du pays.

Les défis de la régulation dans un monde interconnecté

La multiplication des barrières réglementaires soulève de nombreux défis. Le premier est celui de la définition des technologies critiques, un concept en constante évolution qui nécessite une adaptation permanente des cadres juridiques.

Un autre enjeu majeur est celui de l’extraterritorialité des réglementations, en particulier américaines. Les sanctions imposées à Huawei ont montré la capacité des États-Unis à étendre leur juridiction bien au-delà de leurs frontières, créant des tensions diplomatiques et des incertitudes juridiques pour les entreprises.

La question de l’efficacité de ces mesures se pose, dans un contexte où les chaînes de valeur technologiques sont mondialisées et où les innovations circulent rapidement. Les réglementations trop restrictives risquent de freiner l’innovation et de pénaliser les entreprises nationales en les privant de capitaux et de partenariats internationaux.

Vers un nouvel équilibre entre ouverture et protection

Face à ces défis, de nombreux pays cherchent à trouver un équilibre entre la protection de leurs intérêts stratégiques et le maintien d’un environnement favorable à l’innovation et aux investissements.

Cette quête d’équilibre passe par une approche plus ciblée, focalisée sur les technologies véritablement critiques plutôt que sur des secteurs entiers. Elle implique une coopération internationale accrue, comme l’illustre le mécanisme de filtrage européen ou les discussions au sein de l’OCDE sur les bonnes pratiques en matière de contrôle des investissements.

L’enjeu est de construire des cadres réglementaires suffisamment robustes pour protéger les intérêts nationaux, tout en restant flexibles pour s’adapter à l’évolution rapide des technologies et des enjeux géopolitiques.

La réglementation des investissements étrangers dans les technologies critiques est devenue un outil central des politiques de sécurité économique. Elle reflète les tensions croissantes entre la logique de mondialisation et les impératifs de souveraineté technologique. L’avenir dira si ces nouvelles barrières conduiront à une fragmentation durable de l’économie mondiale ou si un nouveau modèle de coopération internationale émergera pour concilier innovation ouverte et sécurité nationale.